Pour l'OMS, le maintien de 20 dents permet de conserver une nutrition adéquate. Le chiffre interpelle. En effet, en France, plus de 16 % des plus de 65 ans sont complètement édentés, c’est-à- dire qu’ils ne conservent plus une dent naturelle mais peuvent porter des prothèses, un chiffre qui passe à 40 % en institution. Et, selon les pays, le nombre moyen de dents restantes varie entre 12 et 17 dans cette classe d’âge et seules 10 % des personnes de plus de 75 ans ont encore 21 dents naturelles ou plus. Or, cette perte n’est pas toujours compensée, même si 55 % des plus de 75 ans portent des prothèses amovibles, selon une estimation de la Drees. « Parmi les personnes âgées édentées, 10 % ne portent pas de prothèse, l’ont perdue ou bien sont équipées d’une prothèse défectueuse », pointe le Pr Marysette Folliguet, chef du service de Médecine bucco-dentaire de l’hôpital Louis Mourier à Colombes. Là encore, la situation apparaît la plus dégradée en Ehpad, avec jusqu’à parfois 30 % d’édentés totaux seulement possédant des prothèses, parmi lesquels 80 % ne les portent pas.

Un lien incomplet entre dentition et dénutrition

La dénutrition, estimée à 5 % chez les personnes âgées vivant à domicile, atteint 50 % à l’entrée dans un service hospitalier de court séjour, voire 20 à 70 % des patients institutionnalisés. « Pour autant, le lien n’a pu être formellement établi entre l’édentement, voire plus largement différentes pathologies bucco-dentaires, et l’état de dénutrition », explique le Dr Marie-Hélène Lacoste-Ferré, chirurgien-dentiste dans le service de Gériatrie du CHU de Toulouse. La dénutrition est en effet multifactorielle. « Une personne même porteuse d’une prothèse, pourra être dénutrie si elle présente une mauvaise condition physique générale », illustre la spécialiste. « À l’inverse, on voit parfois des personnes totalement édentées réussir à mastiquer de la viande avec le support osseux des mâchoires, devenu acéré », note le Pr Folliguet. Le lien entre édentement et perte de poids n’est donc pas significatif. En revanche, il a pu être montré un IMC plus faible avec la présence de parodontites, des inflammations des tissus de soutien des dents.

S'abstenir dans certains cas

S’il est donc difficile d’obtenir un lien statistique entre état bucco-dentaire et dénutrition, ou a fortiori entre la pose d’une prothèse et un meilleur état nutritionnel, la perte de plusieurs dents, un mauvais positionnement de celles restantes, modifient la manière de s’alimenter. « Ces patients consomment moins de fruits, de fibres, de protéines, au profit d’une alimentation riche en hydrates de carbone, souvent via des desserts sucrés et mixés », regrette le Pr Folliguet. Or, les carences consécutives en vitamines, fer et protéines conduisent au développement d’un certain nombre de comorbidités, voire à une mortalité prématurée. Chez une personne âgée en bon état général, dans le meilleur des cas avant l’entrée en institution, le traitement d’office d’un édentement consiste en une prothèse, le plus souvent amovible. Chez les personnes âgées fragilisées, d’autant plus qu’elles sont hospitalisées ou en Ehpad, la question de l’appareillage ne doit être que secondaire, après un assainissement de la cavité bucco-dentaire qui peut suffire à améliorer le confort et à rétablir une fonction alimentaire correcte. « Intégrer de nouvelles prothèses est extrêmement problématique avec le vieillissement. Le plus efficace consiste à réadapter les prothèses existantes pour supprimer les gênes éventuelles et assurer une meilleure utilisation », rappelle le Dr Lacoste- Ferré. Des troubles cognitifs comme Alzheimer vont parfois contre-indiquer la pose de prothèses. Leur réalisation et mise en place, ainsi que les séances d’équilibration, nécessitent entre 10 et 12 rendez-vous et une participation active du patient. Elle s’avère aussi compliquée en cas d’hyposialie, un symptôme de bouche sèche fréquent chez les personnes âgées. « L’abstention, même dans des contextes tendus avec les familles, peut être une forme de traitement, d’autant plus que la personne est porteuse de plusieurs pathologies déjà invalidantes », appuie le Pr Folliguet.

Miser sur la prévention et la surveillance

Ces concessions n’empêchent en aucun cas de mettre l’accent sur un suivi régulier des patients âgés, encore très loin d’être assez généralisé en France. Certains départements ont mis en place des programmes de formation des intervenants à domicile chez les personnes dépendantes. Un début de prise de conscience certes mais les réseaux de soins, comme le réseau Domident en Haute- Garonne, et les aides financières sont encore trop rares. En Ehpad, la situation évolue lentement. « Toutes les agences régionales de santé sont sensibilisées à la problématique et peuvent aider à financer la formation d’un référent bucco-dentaire dans les établissements. Encore faut-il que cela fasse partie du projet d’établissement et du plan de formation », explique le Dr Anne Abbé-Denizot, vice-présidente de l’UFSBD. L’association propose des formations pour le personnel et les aidants familiaux, ainsi qu’une application de télésurveillance, utiles pour des signalements rapides. « L’accès aux soins reste compliqué, notamment pour déplacer le patient en cabinet. Le plus souvent, il est question de soins de confort et non d’un appareillage ». Quelques associations de dentistes se sont constituées pour intervenir dans des établissements, parfois accompagnent ceux- ci à monter des fauteuils mutualisés pour plusieurs d’entre eux. « Il faut une certaine pratique à ce public, les dentistes manquent, surtout dans les déserts médicaux », estime l’un de ces intervenants, le Dr Jean Robillard, de l’association PBDS (Prévention bucco- dentaire des seniors, en Loire et Haute- Loire, plus de 80 Ehpad visités). « Attention à l’écueil de l’obstination de soin : ce que nous demandent le plus souvent ces personnes privées d’autonomie, médicalisées, souvent sous anti-coagulants qui, de fait, rendent très délicat le retrait de racines lors de la pose de prothèses, c’est qu’on les laisse tranquilles ».
 

Noelle Guillon